C'est avec peu d'envie que je suis venu faire mes études à Varsovie, plutôt qu’à Prague rêvée. Je suis tombé amoureux de la capitale tchèque dès ma première visite dans cette ville où j’étais venu en tant que représentant de la Palestine au congrès international des scouts en 1982. La seconde fois, j'y suis resté plus longtemps. J'ai suivi un cours de journalisme et, à cette même occasion, j'ai approfondi l’amour que j’avais pour cette belle ville et celui que j’avais pour une amie grecque. Le rédacteur en chef de l'hebdomadaire pour lequel je travaillais alors m'a convaincu que cela valait le coup de venir en Pologne. Le pays bouillonne, m'a-t-il dit, le mouvement Solidarnosc contre le pouvoir socialiste, l'électricien du chantier naval - Lech Walesa - contre le parti ouvrier, l'état de siège, la crise politico-économique, bref, une mine de sujets pour un journaliste. J'étais d'accord pour un séjour d'un an en Pologne, après lequel j’aurais commencé mes études à Prague.

Les difficultés apparurent dès mon arrivé à l'aéroport d'Okecie. Ce fut d'abord un problème de langue. Peu de Polonais parlaient anglais à l'époque et ceux qui pouvaient formuler ne serait-ce que deux phrases dans cette langue se prenaient pour des héritiers de Shakespeare. Je décidai alors d'apprendre le polonais pour pouvoir communiquer avec tout le monde et sur tous les sujets possibles. Ce fut une décision juste, et pas seulement du point de vue strictement professionnel. Ce fut une décision qui influença, par la suite, toute ma vie.

Lorsque j’eus appris l'histoire de la Pologne et connu la mentalité de ses habitants, je commençai à voir d'une autre manière ce qui se passait autour de moi. Je compris que Varsovie ne se limitait pas au Palais de la Culture et aux bâtiments détruits qui l'entouraient. Je découvris que Varsovie était une ville avec une "âme". Certes, son visage est beaucoup plus laid que celui de ma Prague bien aimée mais, quant à l'âme slave, elle en a même de trop.

Dans les années 90 du siècle écoulé, il y eut de grands changements en Pologne. J'en étais témoin de très près. J'en étais témoin et narrateur. J'en rendais compte à la presse arabe. Puis, je reçus une proposition de travail dans l'une des chaînes télévisées privées. Le travail de reporter me donna une connaissance exceptionnelle de la Pologne et des Polonais. Les autres pouvaient seulement en rêver. Il ne suffisait pas d'illustrer les problèmes. Il fallait chercher loin leur source. C'est alors que je suis tombé amoureux de ce pays. J'ai compris pourquoi tout au long de l'histoire tragique de la Pologne "une génération sur deux doit monter sur les barricades". Varsovie n'en restait pas moins la même.

Si j'aimais Prague pour la beauté de son architecture, j'aime Varsovie pour ses habitants. Serait-ce la solidarité humaine? Non! Pas de raison d'avoir de la compassion pour la génération actuelle. Les gens sont ici, pour une grande part, déterminés et diablement ambitieux. Ils construisent ensemble leur avenir. La Varsovie d'aujourd'hui est complètement différente de celle d'il y a 25 ans. C'est une ville ouverte. Les gens y sont gentils et polis, prêts à aider et bien éduqués. C'est mon point de vue, de celui dont plus de 90 % de collègues et amis sont polonais et viennent de couches sociales différentes.

Durant été 2009, je rendais compte des élections au Parlement Européen pour la section arabe de Deutche Welle. Il y avait une équipe de télévision et nous avions 4 interventions en direct, deux en arabe, avec ma participation, et deux en allemand, avec la participation d'un reporter allemand de Berlin. Lorsque j’arrivai à l'endroit indiqué, près de la gare centrale, les Allemands se plaignaient des ivrognes sans domicile qui perturbaient le déroulement de la première intervention; ils criaient, sautaient derrière le dos du journaliste, faisaient des gestes grossiers, etc. Lorsqu'on m'en parla, les personnes en question étaient toujours à proximité. Je m’approchai d'eux, les saluai et leur demandai s’ils voulaient que le monde voie les Polonais comme des hooligans et des ivrognes. Ils répondirent que non. Lors des 3 interventions suivantes, aucun d'eux ne s'approcha et ni ne nous dérangea. A la fin, les mêmes personnes vinrent nous voir pour nous questionner sur notre travail. Ils étaient étonnés que l'on puisse, depuis la rue, transmettre en direct vers le monde entier. Bref, les Polonais ne manquent pas d'honneur ni de patriotisme. Même ceux qui vivent en marge de la société peuvent contredire l'idée que l'on se fait d'eux.

Lorsque je suis arrivé en Pologne dans les années 80, beaucoup d'étrangers me déconseillèrent de nouer des amitiés avec les Polonais. Ils me dirent : "Un Polonais s’intéresse à toi lorsqu'il te veut quelque chose, sinon tu es son ennemi". Peu de temps après, je fus invité dans une maison polonaise pour la première fois dans ma vie. Je n'étais pas riche, donc je n'avais rien d'autre à offrir à mes hôtes que l'amitié. Aujourd'hui, avec une certaine distance déjà, je peux dire que ce sont les Polonais qui m'ont aidé et qui m'ont donné beaucoup plus que je ne pouvais leur offrir. Ils m'ont accueilli dans leurs maisons, dans leurs familles. Ils m'ont appris le polonais, la culture et la littérature de leur pays, et l'histoire, surtout celle qui n'a pas été écrite. J'ai découvert que la constatation de mes collègues étrangers ne s'était pas confirmée. J'ai découvert, au contraire, qu'ils vivaient "à côté" des Polonais et non pas "avec" eux. Il ne suffit pas d'habiter en Pologne pour pouvoir dire qu'on la connaît.

Ce qui m'importait le plus, c'était la chance de pouvoir, en Pologne, me sentir moi-même, de tous les points de vue. Je suis un homme libre dans un pays libre et démocratique. Je dis ce que je pense, je fais ce que je veux et personne ne peut me l’interdire- la constitution le défend.

Les étrangers se plaignent souvent de la bureaucratie de l'administration. Ils s'énervent. Ils n'arrivent pas à comprendre ce que leur veut le fonctionnaire qui leur refuse quelque chose. Je suis passé par là, moi aussi. Aujourd'hui, je sais, de par mon expérience que cela n'est pas si grave. Un fonctionnaire est un homme - on peut communiquer avec lui. Il suffit de connaître la loi, savoir demander et lire, chercher l'information. Un fonctionnaire peut se tromper. En connaissant les règles, on peut démarcher plus facilement. La bureaucratie fonctionne dans les deux sens.

Après 20 ans, je suis retourné finalement dans mon pays. Là bas, j'ai constaté que je parlais autrement de la Pologne. Je disais: chez nous, en Pologne, chez moi, dans ma ville (Varsovie), avec mes amis (Polonais), etc. Je m'identifiais à la Pologne. Je protestais vivement lorsqu'on critiquait la Pologne sans en connaître la réalité. Je m'emportais lorsque nous perdions les matchs lors de la Coupe du Monde.
Ces dernières années, je pars souvent à l'étranger. Lorsque l'avion vole au-dessus de Varsovie sur le chemin du retour, je vois, à la hauteur de plusieurs milliers de mètres, la Vistule qui brille, et je me sens chez moi. Je sens alors que la fatigue et le mal du pays s'éloignent, puisque je rentre à la maison.

Quelqu'un a dit: "New York est ma patrie mais Paris est ma maison". Je répète souvent: la Palestine est ma patrie mais Varsovie est ma maison.

Texte: Maged Sahly
Traduction: Sadia Robein